Valérie Cupillard, défricheuse de la cuisine bio

Valérie Cupillard est une grande dame de la cuisine bio. À l’époque où cette dernière ne constituait qu’un vaste terrain vague et renvoyait l’image d’assiettes ternes et fades, voire gloubiboulguesques, elle a ouvert des horizons, semé des graines, posé des empreintes dans lesquelles nous – cuisiniers bio du dimanche – nous sommes tous joyeusement engouffrés. Comment a-t-elle fait ? Et que reste-t-il, aujourd’hui, à réinventer ? Entretien.

Bonjour Valérie ! Pour commencer, pourriez-vous nous parler de votre enfance ? Comment avez-vous appris à cuisiner ?

Comme j’ai passé ma petite enfance dans les îles de l’océan indien, j’ai eu la chance de côtoyer toute la richesse des saveurs exotiques, les fruits, les parfums, les fleurs, les couleurs et le soleil… Cela a sans nul doute nourri mon imagination. Mes parents, et plus particulièrement ma mère et mes grands-mères, m’ont transmis le goût de faire soi-même. Lorsque nous sommes revenus en Provence, j’ai appris à cuisiner avec elles. J’admirais leurs tours de main, très différents des recettes des livres : elles faisaient tout au pif, et ça marchait ! Séduite par ce côté magique, je me suis passionnée pour les explorations culinaires. Je m’amusais à transformer de simples restes, comme mixer une semoule par exemple afin d’obtenir un velouté gourmand. Je cherchais à m’approprier le « petit truc » subtil qui fait qu’une recette fonctionne.

Avez-vous en tête une recette d’enfance que vous aimiez particulièrement ?

Le gratin à la banane ! Une vraie crème pâtissière parfumée au rhum qui recouvrait des bananes, on saupoudrait de poudre de biscuits et d’amandes et on passait au four… C’était très bon ! La recette provenait d’un livre, La cuisine du soleil, acheté par ma mère à Madagascar. Je pense que c’est l’une de celles que j’ai faites le plus souvent.

Comment en êtes-vous arrivée à cuisiner bio et végétarien ?

J’ai commencé lorsque mon mari et moi avons eu un potager. J’avais alors une vingtaine d’années. Nous lisions la revue Les 4 saisons du jardin bio et nous documentions beaucoup sur l’agriculture bio et l’écologie en général. Confrontée au rythme des récoltes et des saisons, j’en suis venue à écrire de petites fiches recettes que je classais par ordre alphabétique, légume par légume. Elles étaient pour moi : je voulais pouvoir cuisiner rapidement et sainement en rentrant du travail, en profitant au mieux des ressources de notre potager. Petit à petit, on a fait évoluer notre alimentation en commençant par acheter du pain bio, puis d’autres ingrédients, farines, légumes secs, laits végétaux, purées d’oléagineux… Les magasins bio étaient rares, à l’époque un petit camion faisait le tour des villages de la région… La cuisine végétarienne s’est imposée à moi un peu plus tard car je n’aimais pas trop manger de viande ou de poisson. À partir du moment où j’ai appris que les protéines végétales pouvaient se suffire à elles-mêmes, je suis allée naturellement vers la cuisine végétarienne. De même, on m’a beaucoup poussée à manger des produits laitiers lorsque j’étais enfant, alors que mon organisme ne les tolérait vraisemblablement pas bien. À 20 ans, suite à des soucis de santé, j’ai compris qu’il y avait des aliments que je pouvais abandonner sans souffrir de carences. C’est comme cela que j’ai commencé à revoir toutes mes recettes en version « sans lait ».

Crédits photo : Delphine Guichard, Simplement bio (ed. Terre vivante)

Quand avez-vous commencé à partager vos recettes ?

Chaque jour, j’apportais mes repas au bureau. Mes collègues avaient une image de la cuisine végétarienne du type « céréales bouillies et légumes sans goût », mais ils étaient curieux et appréciaient mes recettes. Petit à petit, je suis devenue plus militante et j’ai eu envie de transmettre. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à donner des cours de cuisine dans une ferme de maraîchage en biodynamie, passant progressivement de mon cercle amical à un public plus large, mais toujours en plus de mon métier. Puis j’ai sauté le pas du travail à plein temps lorsque j’ai transformé mes fiches recettes en un manuscrit, que j’ai envoyé à l’un des seuls éditeurs écolos de l’époque : les éditions La Plage… C’était en 2000, et c’est là que tout a vraiment commencé ! J’ai construit ce premier manuscrit saison par saison, car j’avais à cœur de mettre en valeur le travail des paysans autour de moi en plus des ingrédients bio que j’avais appris à cuisiner. Pour l’époque, utiliser des laitages végétaux, des purées d’oléagineux, diverses farines et du sucre complet était assez novateur et enthousiasmant. En parallèle, j’ai commencé une formation en naturopathie car je voulais que mes recettes soient vraiment bienfaisantes pour la santé. Je ne voulais pas refaire ce qui existait déjà mais apporter du mieux-être. J’ai découvert le monde des huiles essentielles (HE), suivi des stages en énergétique chinoise… Puis, suite à l’écriture de mes premiers livres, j’ai rencontré le Dr Seignalet, auteur de L’Alimentation ou la troisième médecine. Il donnait de grandes conférences dans les salons sur une alimentation hypotoxique à base d’aliments crus et de cuissons douces, sans céréales mutées, gluten ni maïs, et sans produits laitiers. Comme je rencontrais souvent des lecteurs à la recherche de recettes pour leur enfant intolérant au blé, j’ai décidé d’appliquer les principes de l’alimentation hypotoxique. C’est ainsi que j’ai écrit mon premier livre vraiment dédié à la cuisine sans gluten, préfacé par le Dr Seignalet. À partir de là, j’ai pensé toutes mes recettes au travers du prisme « santé ».

À l’époque où la cuisine bio avait une image bien terne, quels ont été vos outils pour convaincre ?

Être sur le terrain pour faire goûter ! Dans les salons et les foires bio, j’avais toujours des assiettes de dégustation à côté de mes livres. C’est à mes débuts que j’ai d’ailleurs eu l’idée d’écrire Fêtes bio, recevoir au fil des saisons pour montrer que la cuisine bio peut être très gourmande. Avant les cours de cuisine, je faisais même des visites guidées de magasins bio au cours desquelles j’expliquais chaque ingrédient. Le côté pratique séduisait les gens qui cherchaient à changer d’alimentation sans savoir comment s’y prendre.

Vous avez aussi reçu pas mal de courrier…

À une certaine période, je passais deux jours et demi par semaine à répondre aux courriers. Un vrai mi-temps (rires) ! En 2006, j’ai créé un blog (biogourmand.info) pour publier certaines informations que l’on me demandait régulièrement, cela m’a permis de gagner du temps sans perdre en proximité avec mes lecteurs. Et aujourd’hui les échanges avec eux se partagent entre le blog, Facebook et mon compte Instagram.

Les ingrédients bio étaient totalement inexplorés à l’époque. Comment avez-vous procédé pour les apprivoiser ?

À chaque fois que j’achetais un nouvel ingrédient, je l’explorais à fond en le testant dans toutes les situations : dilué avec de l’eau, du lait végétal, cuit, cru, dans une sauce… Dans mes cours, je me suis rendu compte que les gens achetaient un pot ou un sachet d’un ingrédient pour une recette et ne savaient plus quoi en faire ensuite. Je me suis donc mis en tête de donner suffisamment de recettes et d’astuces pour que les pots ne restent pas dans les placards. Dans mon esprit, dès que l’on touche à l’alimentation bio, il faut partir avec ce que l’on a sous la main et non pas courir pour réunir toute une liste de choses, ni mélanger les ingrédients de différentes saisons. Tous les thèmes de mes livres correspondent à des périodes de ma vie : j’ai fait pousser toutes les graines germées, mangé cru pendant tout un été et cuisiné les céréales sous toutes leurs formes… Je procède à des explorations complètes en me laissant porter par l’inspiration afin que chacun puisse ensuite mettre mes recettes à sa propre sauce.

Crédits photo : Delphine Guichard, Simplement bio (ed. Terre vivante)

L’une de vos trouvailles les plus marquantes est la « mousse au chocolat au tofu soyeux », constituée uniquement de ces deux ingrédients et formidable alternative végétale à la mousse traditionnelle. Comment en avez-vous eu l’idée ?

Je travaillais à un livre de recettes sans œufs ni lait, destiné aux parents d’enfants intolérants. Pensant que mixer du tofu soyeux avec du chocolat fondu permettrait d’obtenir une mousse, j’ai été déçue sur le coup de n’obtenir qu’une très bonne crème dessert. J’en avais préparé une certaine quantité et n’étant que deux à la maison, nous n’en mangions pas beaucoup chaque jour. Or plus le temps passait, plus la crème se transformait en mousse ! C’est comme cela que j’ai constaté que, si l’on attend un peu, du tofu soyeux et du chocolat fondu donnent naturellement une mousse. J’ai ensuite décliné cette recette avec de la purée de noisette, de l’huile essentielle d’orange, de menthe…

Aujourd’hui, suivez-vous toujours la même recette de mousse au chocolat ?

Pas du tout, et c’est cela qui est amusant ! Quand j’ai commencé, en matière d’alternative au lait de vache nous ne trouvions guère que du lait et de la crème de soja, par ailleurs déjà assez présent dans l’alimentation végétarienne. Dès que d’autres « laitages » végétaux ont été disponibles sur le marché, j’en ai choisi de plus savoureux et nutritionnellement intéressants. Pour revenir à la mousse au chocolat, j’ai pensé à faire un bloc de flan à l’agar-agar et au lait végétal (ou simplement à l’eau). Une fois figé, je brasse ce bloc avec du chocolat fondu et j’obtiens une mousse végétale très simple et beaucoup plus légère, que je trouve encore meilleure.

Comment choisissez-vous les céréales et farines que vous utilisez ?

Au tout début, les alternatives au blé étaient rares. Or les gens voulaient bien ne pas manger de pain traditionnel, mais ils demandaient quand même quelque chose qui soit presque pareil… Si je proposais un pain à la farine de châtaigne ou aux flocons de quinoa, il était non seulement trop fort en goût, mais aussi trop coûteux, sans compter la difficulté pour trouver les ingrédients concernés. Je recevais beaucoup de courriers (rires) ! J’ai donc opté pour la farine de riz complet, neutre, économique et relativement facile d’accès, en me contentant d’ajouter des saveurs avec une petite proportion d’une farine plus goûteuse (farine de châtaigne ou de sarrasin), des graines, des épices… Aujourd’hui, c’est différent : on trouve tout partout et on apprécie des saveurs plus typées. Je choisis donc les céréales selon un autre prisme, celui du local. J’utilise par exemple de plus en plus la farine de sorgho, très employée en France dans la rotation des cultures. Elle a une jolie couleur brun rosé et permet de faire des pâtes à tarte et à gâteau, des sauces béchamel, des crèmes pour petit-déjeuner…

Crédits photo : Delphine Guichard, Simplement bio (ed. Terre vivante)

Où puisez-vous votre inspiration ?

Tout part de l’ingrédient. Je regarde ce dont je dispose et je pourrais dire que les idées tombent du ciel… Quand je cuisine, c’est comme une méditation. Je suis dans ma bulle, je n’entends rien. La recette doit toujours sembler très simple, même si j’ai énormément cogité. Avec l’expérience, j’ai envie de transmettre de nouveaux paramètres liés à la cuisson, à la nutrition… mais toujours en simplifiant. Par exemple, si je fais une tarte aux épinards, je vais chercher à préserver les vitamines mais aussi penser à mes lecteurs atteints de maladies auto-immunes qui ont des difficultés à manipuler certains ustensiles, donc je vais rentabiliser l’utilisation du blender et mettre les épinards crus dans la tarte afin de leur épargner de la vaisselle et une double cuisson.

Un ingrédient qui vous est indispensable ?

Les huiles essentielles. Le livre que je leur ai consacré est né de rencontres avec des distillateurs sur les foires bio, qui me disaient leur difficulté à faire connaître les HE en-dehors du monde de la santé. On m’a fait goûter, sentir… J’ai vu l’opportunité d’apporter tout cet univers de souvenirs, d’images et de couleurs dans nos assiettes. En cuisine, repérer la personnalité de chaque huile et trouver le juste dosage a représenté un travail long de deux ans. J’en ai toujours dans mes tiroirs, les HE me permettent de changer une recette toute simple du tout au tout. Comme je l’expliquais dans mes ateliers cuisine, on peut transformer un simple gâteau au yaourt juste en ajoutant quelques gouttes d’HE de mandarine ou bien d’ylang-ylang, jouer comme un peintre avec elles selon nos humeurs…

Une journée culinaire idéale ?

Au petit-déjeuner, selon la saison, j’opte pour du salé – des blinis avec du tartare d’algues par exemple -, ou du sucré – un porridge de flocons de sarrasin aux éclats de fèves de cacao, un crumble ou une composition fruitée. Midi et soir, j’aime les assiettes très simples : une cuisson douce à l’étouffée ou à la vapeur pour des céréales et des légumes, que je sers toujours avec une sauce ou un « petit plus ». Par exemple, je mixe une partie des légumes (courgette, aubergine, courge…) en « pesto » avec des herbes aromatiques ou des légumineuses en « houmous » avec du cumin et de l’HE d’orange (carottes et lentilles corail). J’adore les saupoudrer avec mes petits gomasios aux épices ou mes parmesans végétaux. Mon petit plaisir, c’est aussi le goûter : en ce moment, j’ai pris l’habitude de faire tremper des amandes puis de les mixer avec des fruits frais pour obtenir une délicieuse crème.

Pour trouver l’ebook :
www.jus-et-soupes-detox.fr

Et pour recevoir ?

J’aime bien faire plein de petites choses : verrines, minicrumbles, tians, tartes… Les recettes sont toujours très simples, mais mettent en avant les herbes du jardin ou bien l’univers d’une HE ou d’une eau florale. Cela rend les invités tellement curieux qu’ils en oublient totalement l’absence de viande sur la table ! C’est dans cet esprit que j’ai écrit l’un de mes derniers livres, Simplement bio, simplement bon (éd. Terre Vivante).

Comment observez-vous le mouvement de démocratisation de la cuisine bio ?

Il est aujourd’hui beaucoup plus facile de se documenter et de trouver les ingrédients. La liberté de création est grande et les recettes plus élaborées, parfois avec beaucoup d’ingrédients. C’est inspirant, cela permet aux créateurs culinaires d’aller beaucoup plus loin que moi à l’époque ! Les chefs vegans font des choses extraordinaires et rivalisent avec la grande gastronomie. Je me rapproche d’eux par la passion de la texture et de la recherche « sans » tel ou tel ingrédient, mais je me recentre sur l’essentiel et j’aime diminuer encore mes listes d’ingrédients. Je pense qu’il est meilleur pour l’organisme de ne pas faire trop de mélanges. C’est mon ressenti aujourd’hui, même si je trouve enthousiasmant de voir tous les possibles de la cuisine bio !

Un projet à partager avec les lecteurs de Sat’info ?

Les livres ont tous une vie, certains vivent très longtemps, d’autres moins. Il y en a un qui a vécu quelques années et n’est plus publié aujourd’hui : c’est Jus et soupes détox. J’ai récupéré les droits pour le sortir en version e-book avec la photographe Delphine Guichard. Une nouvelle aventure !

CC