Le cacao, en Equateur

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Guayaquil

André Deberdt est une bonne nature. Pourtant, tous les matins depuis trois jours, son visage se pare d’un rictus lorsqu’il évoque le cours du cacao, quotidiennement consulté avant le petit-déjeuner. Il est à la hausse, anormalement à la hausse. Et cette hausse n’est pas due aux contraintes de production. Elle est purement spéculative.

cacaoÀ la coopérative de La Cruz, le paysage a changé. Le visiteur est désormais accueilli par un mirador qui impose sa présence avant qu’il pénètre dans les aires de stockage. Ce mirador vient d’être construit afin que toutes les nuits un homme y veille, carabine à la main. C’est une réponse. La coopérative a subi l’attaque violente d’un groupe armé qui a dévalisé le cacao, après avoir bâillonné le gardien et sa famille, indemnes au bout du compte. Une chance, car en Équateur, le cours de la vie n’est pas très haut.

Sur les mêmes terres, les paysans sont inquiets. Pour la première fois de leur vie, ils sont confrontés à la sécheresse. Pas au manque d’eau, car les nappes phréatiques sont abondantes ici, au pied de la cordillère des Andes. Mais l’eau qui tombe du ciel, celle qui permet l’humus et que réclament les cacaotiers, se fait rare. Ils envisagent de creuser, puis de pomper.

cacao2L’homme que nous présentions n’est pas venu pour se procurer du cacao en choisissant les lots du marché. Son rictus n’est pas celui de l’acheteur contrarié. Il est celui d’un passionné qui s’engage pour que ce cacao soit produit dans de bonnes conditions, humainement, et qui se confronte pour cela à mille problèmes à la fois, sans oublier les trois exposés ci-dessus et celui que nous évoquerons ci-après. On dira qu’il doit aimer ça… Mais plus que les problèmes, André Deberdt aime réussir ce qu’il entreprend, et il y parvient fort bien.

 

Sauver le Cacao Nacional

cacao1Le cacaotier est un arbre de taille petite à moyenne, qui donne un fruit original par sa couleur oscillant du vert au marron, en passant par le jaune et le rouge. Original aussi par sa forme ovale terminée par un léger pointu, et surtout par sa position sur l’arbre, puisqu’il est accroché à même le tronc. Ce fruit, c’est la cabosse. La « Pepa de Oro », la pépite d’or. Cette cabosse ne vaut que pour ses fèves, bien cachées à l’intérieur. Il faut une machette pour les découvrir, douillettement enveloppées d’une fibre laiteuse acidulée et parfumée.

L’arbre pousse plutôt facilement mais a besoin d’un environnement qui, jusqu’à présent, lui était indispensable : un site riche d’une grande biodiversité, avec de nombreuses autres espèces pour lui apporter de l’ombre et de l’humus. Jusqu’à présent ?

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Campagne de sensibilisation à la problématique CCN-51 / Cacao Nacional.

Les choses changent, et pas pour le meilleur. Car les cacaotiers vieillissent. Plantés pour la plupart après-guerre, ils ont donné jusque-là un très bon cacao grâce à la variété dite « Nacional ». Mais après un demi-siècle, les arbres ne donnent plus, ou si peu. Il faudrait replanter. Après avoir arraché les vieux cacaotiers, puis attendu sept ou huit ans que les nouveaux soient aptes à donner ? Et avec quelle production, entre-temps ?

Gros problème, et mauvaise solution : après des années de recherches, un particulier passionné d’arboriculture a mis au point un hybride qui semble adapté à la situation, le CCN51. Cet hybride présente beaucoup de supposés avantages. D’abord, il donne très vite : en deux ans, un arbre présente déjà de belles cabosses. Mais surtout, il donne beaucoup… Autant vous dire qu’avec de telles caractéristiques, cette variété apparemment miraculeuse fait un carton. On peut aujourd’hui estimer que 35 % des surfaces de vielles plantations de « Cacao Nacional » ont été remplacées par ce fruit de la recherche.

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Déforestation précédant une nouvelle plantation de CCN-51.

C’est une mauvaise solution pour plusieurs raisons. La première concerne la qualité : si le CCN51 permet d’obtenir un beurre de cacao acceptable, sa poudre de cacao est gustativement très pauvre. Dommage, quand on sait que le cacao d’Équateur est réputé pour être un des meilleurs du monde. Deuxième problème, qui prend la tournure d’un fléau : les nouvelles plantations d’hybrides oublient complètement la biodiversité et ont transformé les très diversifiées plantations de cacao en vastes champs de monoculture, en lieu et place des forêts existantes. Partout, on arrache des arbres centenaires et on pratique la politique de la terre brûlée, avant de replanter. C’en est sinistre. D’autant plus que ces nouveaux cacaotiers poussent désormais en plein soleil et développent de ce fait de nouvelles maladies, invitant ainsi des réponses chimiques sur des plantations qui les ignoraient jusqu’à présent.

Les autorités publiques sont conscientes du problème, mais n’ont que peu de prise pour sauver le cacao5« Cacao Nacional », patrimoine du pays. Les producteurs ont besoin de rendement, et bien peu arrivent à se détourner de l’idée de planter du CCN51, leur bouée de secours. Curieusement, la seule personne à offrir une alternative est française, spécialiste du développement et du bio, apte à fédérer, et c’est André Deberdt.

André a d’abord effectué un gros travail pour repérer les meilleures souches du Cacao Nacional, les a multipliées et en a fait des « jardins ensemenciers ». Puis il a impulsé la mise en place de pépinières qui permettent de fournir les meilleurs plans. Il a enfin travaillé sur une technique de rénovation des vieilles plantations par greffage.

 

Ce qui n’est pas si simple… Beaucoup parmi nos lecteurs étant jardiniers, permettez ces quelques explications : si vous greffez un vieux tronc de cacaotier en le laissant tel quel, il ne laissera pas sa place à un nouvel arbre. Autre possibilité, vous coupez ce tronc pour le greffer, comme on le fait avec d’autres arbres. Mauvaise idée, car la souche du cacaotier moisira,

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Les producteurs sont formés au greffage

victime d’un trop plein de sève. La bonne technique consiste à couper l’arbre en épargnant une de ses branches, judicieusement choisie, qui joue le rôle de « tire-sève ». On implante alors à la base un greffon provenant des jardins ensemenciers, et un nouvel arbre prend vie. A terme, la branche « tire sève » sera également coupée. Mais l’arbre qui se développe sur la souche est rapidement vigoureux, car il profite pleinement d’un système racinaire profondément ancré dans le sol depuis des décennies.

Bravo, ça marche ! Et les rendements sont excellents. Il y a un obstacle, un seul : convaincre. Nous l’avons vu sur place, de nombreux arbres qui auraient dû être greffés depuis longtemps ne le sont pas. Il faut se mettre à la place du paysan à qui on demande de couper l’arbre qui a nourri son père, et qui nourrit petitement sa famille aujourd’hui… Il hésite. À l’échelle d’une plantation, c’est un sacrifice. Il n’a pourtant pas le choix. André Deberdt résume ainsi la situation : aujourd’hui, avec les arbres vieillissants, on produit du bois, plus que du cacao.

 

Valoriser le goût

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Rosa

La greffe de souches de Cacao Nacional est une démarche qui mérite d’être entreprise à plus d’un titre. Car outre le bon niveau de production, elle permet de valoriser la qualité, mieux qu’elle n’a jamais été. Cette variété est en effet riche de nuances aromatiques très diverses, mais inégalement réparties. D’un arbre à l’autre, sur un même terroir, cela peut aller du quelconque au sublime. Le greffage permet bien sûr de multiplier le meilleur, à condition de savoir le repérer. Là encore, l’équipe Kaoka se distingue. André, mais aussi Gilles, son coéquipier, et Rosa, une Équatorienne, partagent un art encore bien rare : celui de savoir goûter la fève de cacao fraîche, avant qu’elle ait fermenté, puis séché. Rosa est certainement une des personnes au monde la plus apte à l’exercice. Elle a de grandes facultés pour repérer toutes les subtilités aromatiques de la fève fraîche, qu’elles soient florales ou fruitées. Mieux encore, elle les mémorise, et connaît de ce fait toute la cartographie aromatique du cacao en Équateur. Un sacré atout pour Kaoka au moment de faire des assemblages, et un gage pour l’avenir du cacao, menacé par l’uniformité tristounette du CCN51.

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Contrôle des fèves séchées

                       

Mille et un problèmes, disions-nous… Pas que. Avoir su trouver une solution respectueuse pour régénérer les arbres et densifier les plantations, c’est sacrément satisfaisant. Structurer une filière, créer des coopératives, regrouper les forces et les compétences, c’est autant de bonheur lorsque ça fonctionne. Nous avons visité des coopératives où l’on sent grandir l’engagement de chacun, où la confiance est installée. Appelons ce qui en résulte la responsabilité. Ce qui s’est mis en place ici au fil des années est tout le contraire de l’assistanat et donne une bonne idée de ce que doit être le vrai commerce équitable, qui ne se mesure pas qu’à l’aune du prix payé au kilo.

 

Mais fi de grands mots et de nobles concepts, ces coopératives sont un type d’organisation qui relève avant tout du bon sens. Encore faut-il avoir la force et le savoir-faire pour le mettre en œuvre. Car hors de ces structures, ça ne se passe malheureusement pas de la même manière. Chacun s’occupe de ses cacaotiers, dans son

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Biodiversité : papayer et bananier, sur une plantation de Cacao Nacional.

coin. Chacun fait fermenter son cacao, plus ou moins b

ien, dans son coin également. Puis chacun le fait sécher, pas forcément bien non plus, toujours seul dans son coin. Une logique d’isolement implacable, conséquence mal gérée du post-colonialisme, qui mène les cultivateurs droit à l’exode, aux favelas, au début de la fin. La force de Kaoka, c’est de respecter l’idée que la terre, les cacaotiers et tout ce qui relève du domaine agricole est bien le fait de familles, qui doivent être soutenues. Mais aussi d’avoir compris que pour le travail sur la fève, on gagne à partager les savoirs et à rendre communes les installations et les outils.

 

Le chocolat

Le produit final, vous êtes nombreux à le connaître. Et à le reconnaître au palais, tant parce qu’il est identifiable que remarquable. Ce chocolat est le fruit de cultures respectueuses, et il ne faut pas s’étonner de la relation entre le mode de production et le goût. Un lien que l’on évoque facilement en France à propos de produits du terroir pour lesquels la parcelle compte, où le producteur a un nom. Pour le cacao, on est dans un schéma comparable. Il faut connaître les variétés, les lieux et les gens pour obtenir le meilleur. On ne peut se contenter d’acheter la qualité sur catalogue, et de spéculer sur les cours. Clairement, Kaoka montre la voie.

Chouette, le plaisir passe ici par une belle démarche ! On est preneur.

Lire l’entretien d’André Deberdt

Lire notre dossier pour cuisiner le chocolat

JM