En route pour l’autonomie alimentaire !

Ils ont produit 100 kg de légumes en 100 jours sur du béton, sans terre et sans argent. « Ils », ce sont Sabine Becker et François Rouillay, aidés de volontaires venus apprendre ce qu’ils enseignaient : fabriquer du sol nourricier de haute vitalité avec des déchets organiques, et engager par une vision claire et structurée le processus de retour à l’autonomie alimentaire. Dans leur livre paru chez Terre Vivante fin janvier 2020, peu avant la crise sanitaire qui a mis la question de l’autosuffisance – et du sens du travail – sous le feu des projecteurs, ils nous expliquent leur démarche.

Entretien – Sabine Becker et François Rouillay

Sabine, François, vous êtes les fondateurs de l’Université Francophone de l’Autonomie Alimentaire. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a menés jusque-là ?

François : Consultant en politiques publiques auprès de cadres dirigeants de la haute fonction publique et des collectivités locales, j’enseignais comment faire face à des crises systémiques et mettre en place des démarches participatives citoyennes. J’ai fini par comprendre que quelque chose clochait, car les actions mises en place étaient rarement suivies d’effets. Lorsque fin 2011, j’ai découvert le film « Vie et mort des sols » de Claude et Lydia Bourguignon, ce qu’il me restait d’illusions s’est effondré… Je me suis alors lancé bénévolement dans le développement en France du mouvement participatif d’agriculture urbaine né en Angleterre : les Incroyables Comestibles*. Cette initiative vise à transformer les villes en potagers géants et gratuits avec des bacs de nourriture à partager. Lorsque j’ai rencontré Sabine, nous avons décidé d’écrire la suite en créant l’Université Francophone de l’Autonomie Alimentaire.

* Mouvement citoyen d’agriculture participative né à Todmorden au Royaume Uni en 2008. Il s’agit d’une démarche participative citoyenne à caractère pédagogique incitant les habitants à produire de la nourriture à partager dans une perspective d’autonomie alimentaire locale, saine, durable, engagée et inclusive.

Sabine : Ingénieure en urbanisme, j’ai travaillé dans la fonction publique, au plus près des gens, des territoires et des élus locaux. Nous voulions tous bien faire, concevions de beaux plans, de beaux projets… Cependant, de gros dysfonctionnements persistaient et les atteintes à l’environnement et aux équilibres sociaux s’accentuaient. Considérant cette sorte d’impuissance à l’œuvre, je me suis mise en quête de comprendre le fonctionnement mental et émotionnel de l’être humain, les mécanismes de notre « autosabordage » collectif, si l’on peut dire. Puis, lorsque j’ai rencontré François, il m’a fait mettre les mains dans la terre, notamment en transformant notre terrasse bétonnée en un potager luxuriant !

Vous avez nommé votre approche « permathérapie ». De quoi s’agit-il ?

Sabine : C’est une thérapie permanente et personnelle dont chacun a la charge. Elle consiste à observer la qualité de la relation que nous entretenons avec nous-même et à la travailler, afin d’être en mesure d’apprécier la qualité de notre relation à l’autre et ainsi à la terre. Il faut oser aller voir en soi et se poser par exemple ce genre de question : à quel stade de déconnexion en suis-je ? Qu’y a-t-il dans mon assiette trois fois par jour ? Quelle est la provenance de ma nourriture ?

En quoi consiste l’Université Francophone de l’Autonomie Alimentaire ?

François : En 2016, nous avons voulu mettre notre expérience et notre réflexion par écrit. Cela a donné naissance à des conférences, au livre En route pour l’autonomie alimentaire – Guide pratique à l’usage des familles, villes et territoires (Terre Vivante, janvier 2020) et au site internet de l’Université Francophone de l’Autonomie Alimentaire (www.autonomiealimentaire.info). En gros, après les bacs de nourriture à partager, on fait quoi ? Eh bien, on s’entend en groupes de transition alimentaire pour contribuer à relocaliser la production de nourriture et se reconnecter à la terre, dans l’entraide et le partage. Pour schématiser, nous avons dessiné une feuille de route sous la forme d’un grand soleil aux couleurs de l’arc-en-ciel qui montre 21 actions à entreprendre, dont la première, au centre, part de soi. Nous montrons également que sept niveaux d’implication sont nécessaires pour atteindre l’autonomie alimentaire : individuel tout d’abord, puis à plusieurs en commençant par un groupe local, qui évolue ensuite en un collectif de quartier, avant d’aller aux niveaux communal, puis départemental, national et international. Si chaque être, qu’il soit médecin, ouvrier ou agriculteur, est conscient qu’il est responsable de ses actes et de sa vie, il peut participer à l’autonomie alimentaire de son territoire à un niveau ou à un autre.

7 niveaux d’implication pour le retour à l’autonomie alimentaire

Le niveau 1 consiste à décider, cela commence par soi : j’y vais, je me lance. Vous pouvez par exemple commencer par faire des semis de légumes chez vous, même si vous n’avez aucune connaissance dans ce domaine.
Niveau 2 : je crée un groupe local avec des voisins, trois personnes suffisent pour démarrer et il peut s’agrandir jusqu’à une douzaine. On peut faire par exemple un poulailler collectif, un jardin partagé, des semis, des ateliers de cuisine et de conservation des aliments, une grainothèque.
Niveau 3 : les petits groupes se rassemblent pour agir en collectifs de quartier ou de commune, ils peuvent créer des supermarchés coopératifs, des AMAP, des pépinières citoyennes, des forêts comestibles…
Niveau 4 : la ville (la commune et l’intercommunalité) accompagne et facilite l’émergence et la réalisation d’actions concrètes sur le territoire. Elle facilite l’implantation de producteurs, crée des zones d’activités nourricières, incite à la production naturelle et au respect de l’environnement, libère des espaces pour aménager des agoras d’agriculture urbaine en offrant aux habitants des lieux de rencontre, de réunion, d’échanges et d’apprentissage. Elle accompagne aussi la mise en place de programmes éducatifs « de la graine à l’assiette » dans les écoles.
Niveau 5 : le département. Il a vocation à devenir l’autorité organisatrice de la production de nourriture sur son territoire. Il aide les collectivités locales au développement de pôles alimentaires et au respect de la préservation des milieux naturels et de la biodiversité sur son territoire. Il est le garant de la production locale de semences variées et adaptées à ses différents terroirs. De plus, il donne les moyens aux collèges pour créer des potagers pédagogiques avec les élèves.
Niveau 6 : la nation. Elle accompagne et facilite cette organisation d’implication de chaque niveau, et elle est garante du respect des équilibres de production de nourriture entre les différentes parties du pays pour faire jouer les solidarités dans les cas de sécheresse ou de pertes de productions. La nation est aussi garante de sa souveraineté alimentaire.
Niveau 7 : le monde. Les différents pays s’entendent entre eux pour des échanges équitables et solidaires, s’entraident pour la réparation des milieux naturels dégradés…

Comment définissez-vous l’autonomie alimentaire ?

Sabine : Il s’agit de la capacité d’un territoire à fournir la nourriture de base à sa population sur un périmètre donné.

François : Rien n’empêche de consommer des oranges ou du chocolat, mais il est sécurisant de savoir que notre territoire peut couvrir 80 % de nos besoins. Avec les Incroyables Comestibles, la ville anglaise de Todmorden y est parvenue en trois ans sur un rayon de 80 km. Il y a 100 ans, les communes françaises étaient quasiment toutes autosuffisantes. Dans les années 1970, on a commencé à désintégrer ces circuits courts d’approvisionnement. Aujourd’hui, 97 % de la production de nos campagnes est vouée à l’exportation tandis que l’on importe 98 % de notre nourriture en retour (lien).

Parmi vos nombreuses expériences d’agriculture urbaine, lesquelles vous ont le plus marqués ?

François : Produire 100 kg de légumes en 100 jours sur le béton d’un ancien terrain de tennis, fabriquer une marelle nourricière avec des enfants, réaliser un potager étagé d’autonomie super productif… Nos expériences démontrent que l’on peut produire beaucoup de nourriture sur de toutes petites surfaces en recréant un sol de haute vitalité avec la biomasse disponible localement.

Sabine : Nous avons aussi réalisé l’expérience avec un groupe de prisonniers en situation de grande fragilité avec qui l’administration pénitentiaire nous a demandé de travailler. Pendant 3 mois, à raison d’un jour complet par semaine, nous leur avons proposé un travail personnel et une initiation à la permaculture. Ils se sont redressés, la lumière s’est rallumée dans leurs yeux et l’administration a changé de regard sur eux.

François : L’humanité possède toutes les connaissances nécessaires pour reverdir les déserts. Nous travaillons avec Fabien Tournan, qui crée en ce moment un jardin pilote à Appietto en Corse. À Marrakech, il a appris à des écoliers à produire leurs propres légumes dans la cour de l’école ; puis il a montré comment changer une parcelle désertique en jardin nourricier. Des enfants de 5 ans à qui l’on enseigne ces méthodes peuvent, quelques années plus tard, les enseigner eux-mêmes. À partir du moment où l’on comprend et où l’on sait reproduire le cycle de la graine à l’assiette avec la régénération des sols, on a confiance en la vie et on peut devenir l’un des maillons de la création. Du Sahel de Tunisie à Saint-Pierre et Miquelon, dans des conditions défavorables et des climats extrêmes, ces protocoles régénératifs obtiennent de bons résultats. Il suffit de 100 jours pour fabriquer un sol de maraîchage, connaître le chemin de l’eau, utiliser la biomasse, planter des arbres et des végétaux et satisfaire trois ans plus tard 80 % des besoins alimentaires d’un territoire. On appelle cela l’aggradation : reconstruire au lieu de dégrader. C’est accessible à tous, sans condition de moyens. Pour y arriver, il faut que chacun contribue à un niveau ou à un autre, en fonction de ses talents et compétences.

 

La crise sanitaire due au Covid-19 a été révélatrice du manque d’autonomie alimentaire de la France, de chaque ville, de chaque région… Sera-t-elle selon vous accélératrice du mouvement pour l’autosuffisance alimentaire ?

Sabine : Oui, à condition que notre regard change. L’être humain fonctionne souvent comme un automate en reproduisant les mêmes comportements. Ceci est dû au fait que notre mental compare en permanence les informations qu’il reçoit avec celles qu’il a déjà en mémoire. Suite à ces comparaisons, nous émettons des jugements, générateurs d’émotions, comme la peur, qui viennent briser notre capacité de discernement et de changement. Nous avons la responsabilité de stopper nos automatismes. Pour cela, il devient nécessaire d’apprendre à s’informer, à observer et à passer à l’acte.

François : Comme une mise en cocon, le confinement a permis des remises en question. Les gens se rendent bien compte que la nourriture est globalisée, industrialisée et de plus en plus produite hors sol, ils constatent le nombre croissant de cancers et de maladies dégénératives, la faiblesse des pouvoirs politiques qui continuent à permettre l’utilisation de pesticides… Ils comprennent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Nous observons deux réactions : soit la panique (la colère), soit le repli sur soi en mode survivaliste (la peur). Cependant un troisième scénario existe, il consiste à dire : « ce monde ne me convient pas, je me redresse et je vais m’informer pour faire autrement ». Chacun peut devenir autonome et collaboratif, donc responsable de son devenir. Une civilisation pacifiée n’est pas l’addition d’individus vivant chacun pour soi, l’homme a besoin de coopérer pour produire de l’intelligence collective et de la cohésion sociale. Le 1er avril, nous avons lancé un appel à la création de groupes locaux d’autonomie alimentaire. Un mois plus tard, le 1er mai, des initiatives avaient démarré dans plus de 50 villes.

Qu’est-ce qu’un groupe local de transition alimentaire ? Comment le mettre en place ?

François : Il s’agit d’un petit groupe de personnes habitant à proximité les unes des autres et motivées pour échanger entre elles des savoir-faire et des moyens pour se mettre en route et contribuer à l’autonomie alimentaire. Nous indiquons plusieurs types d’actions possibles dans notre livre. Pour constituer un groupe local, il suffit qu’une seule personne le décide et en parle à au moins deux autres volontaires. Ensuite, d’autres personnes sensibilisées à la question de l’autonomie alimentaire viendront se joindre à elles. Le mieux est de garder une taille raisonnable, jusqu’à 12 par exemple. Il n’est absolument pas nécessaire de se mettre en association, il n’y a aucune autorisation à obtenir pour s’entendre sur un but commun et se mettre en route vers l’autonomie alimentaire qui, je le rappelle, est l’affaire de tous, s’apprend et s’organise !

Quelles sont les clés de la réussite des projets ?

Sabine : Il est important d’abandonner certaines croyances, telles qu' »on n’y peut rien ». Beaucoup ont tendance à ironiser : « Ce n’est pas avec des bacs d’agriculture urbaine que vous allez nourrir le monde ! ». Ce type de remarque peut décourager, mais il ne faut pas se laisser démonter car lorsque les gens mettent les mains dans la terre, ils sont en lien avec le vivant, et ceci est transformant, d’autant plus si on le fait à plusieurs. On va cultiver des plantes comestibles partout où c’est possible dans les interstices de la ville, les parcs, les campus et les écoles, s’organiser pour travailler avec les producteurs locaux tout en les soutenant… Les sources d’échec sont nombreuses, mais nous sommes responsables de nos choix et pouvons, à tout moment changer. Lorsqu’un certain nombre de personnes se redressent pour se mettre en route vers le même cap, cela engendre un rayonnement en étoile puissant.

Qu’est-ce qu’on attend, alors ?

Pas que ça vienne « d’en-haut », surtout ! Chacun a un talent à offrir à sa communauté locale et peut créer une énergie de redressement, mais aussi de la joie, de la confiance. Les villes peuvent développer des paysages nourriciers dans lesquels on peut se sentir libre et en sécurité. Il est possible de créer la voie d’une nouvelle civilisation réunifiée, pacifiée, bienveillante, qui surtout, réparera les sols, les milieux naturels et… restaurera le lien social.

CC